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Quelques remarques sur l'Art et le Religion le Sacré et le profane *

Quoted from the published French version: "Quelques remarques sur l'Art et le Religion le Sacré et le profane", Art D'Église No.170, First Quarter 1975, Brughes, Belgium, pp 231-234.  

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Poterie indienne d'Acoma. Auteur inconnu, Acoma Pueblo, New Mexico. Cette céramique date probablement de 1960 et fait partie de la collection du Minnesota Museum of Art (Photo Bradfort Palm)

Quelques remarques sur l'Art et la Religion, le Sacré et le Profane

Je voudrais introduire la discussion de ce matin par quelques considérations à la fois très générales et très concrètes sur le mot art (1). Par sa racine latine, ce mot se rapporte à un savoir-faire, à une capacité créatrice de l'homme, et nous avons pris l'habitude de l'employer pour qualifier à la fois cette capacité et les objets qu'elle produit. Nous parlons de l'art de cuisiner, de composer de la musique, de dessiner des vêtements, de peindre, de jardiner, d'écrire, que sais-je encore - et le mot recou­vre également pour nous le résultat de tous ces talents. Au sens le plus large, nous pouvons donc dire que l'en­semble des traces concrètes d'activité humaine dispersées à travers le monde est comme le « dépôt » de l'art de l'homme.

Ainsi, lorsque nous nous aventurons en promenade dans le désert du Nouveau Mexique et que nous tombons en arrêt devant une grande toile d'araignée, elle est pour nous l'expression propre de l'activité de cet animal. Mais lorsque nous heurtons du pied une boîte de bière vide, nous y voyons un produit (assez évolué!) de la capacité manufacturière de l'homme, quoique nous n'en fassions évidemment pas du grand art. II y aurait moyen d'analyser sa nature, sa structure, de l'étudier dans les li­mites d'une période donnée et nous découvririons bien des choses sur la civilisation qui l'a produite. Sa forme, les inscriptions qui la couvrent, la technologie qui lui a donné son aspect dernier, tout cela nous rapporte à une activité maîtresse de la société du XXe siècle : le marketing, la  production, la consommation. II se pourrait fort bien que pour les archéologues d'un siècle futur, la boîte à bière en aluminium passe pour un spécimen caractéristique de l'« art » de notre époque. Elle possède un « type » rela­tivement stable; elle est répandue dans le monde entier; les panneaux publicitaires qui la préconisent sont assez nombreux pour que quelques-uns au moins tombent sous les yeux des savants de demain.

Ce que je voudrais suggérer est que toute production humaine est de l'art, mais que tout geste, tout mode d'ex­pression, à quelque niveau que ce soit, reflète en même temps une hiérarchie de valeurs, un regard sur le monde. Que nous en ayons conscience ou non, un regard de ce genre s'enracine toujours dans un contexte de préoccu­pations soit religieuses, soit profanes.

Dans le cas de la boîte à bière, la forme, la grandeur, le jeu typographique sont déterminés par la loi des inté­rêts fondamentaux de la société industrielle moderne. Ces intérêts sont manifestement profanes : produire, vendre. Lorsque je chante, ou écris un poème, ou peins un ta­bleau, - ou lorsque j'installe l'électricité dans ma maison, - mon attitude exprime les valeurs de vie qui m'habitent. Si, par exemple, mon installation électrique est négligée et défectueuse, je montre à travers elle mon manque de sollicitude vraie pour la sécurité des habitants de la maison. En fin de compte, ou bien je suis incapable de faire mieux (et c'est dangereux), ou bien ma vision du monde est dénuée du sens de la responsabilité, du sens des autres.

Revenons à notre désert. Le hasard nous y a fait dé­couvrir la boîte en question. Si nous sommes préoccupés d'écologie, nous la ramasserons et nous la ramènerons peut-être chez nous, mais évidemment pas pour la con­server dans notre living (ou sur une étagère de cet Institut) comme si elle était une véritable oeuvre d'art. Supposons, par contre, que nous ayons la chance de tomber sur une poterie, par exemple une jarre peinte, en terre cuite, d'origine Pueblo. Boîte et poterie sont l'une et l'autre un récipient, le produit d'une activité (relative­ment sophistiquée) de l'homme. L'une et l'autre sont au sens large du mot, de l'« art ». Pourtant, il est évident que nous touchons dans l'une une valeur qui est absente dans l'autre. Nous allons certainement garder chez nous la poterie Pueblo comme une sorte de trésor. Et si la pièce s'y prête, nous n'hésiterons pas à l'introduire dans la sphère proprement religieuse, dans la liturgie. La boîte à bière, par contre, ne comptera guère à nos yeux, et sera comme du rebut. Où est la différence ? Avant de pousser la comparaison plus loin, je voudrais dire quelques mots très généraux sur le sacré et le profane.

Boîte à bière en aluminium (Photo de l'auteur).

Dans notre société occidentale, il existe deux usages courants du mot « sacré ». Ce mot, sert d'une part à désigner « ce qui a été mis à part » pour un usage religieux. Nous considérons comme sacrés des lieux de célébration, des objets à usage rituel, des livres, des vases, des vête­ments. Et face au sacré, il y a le profane (qui vient du latin « profanum », ce qui veut dire « devant » le temple, ou à l'extérieur de son enceinte). Au sens le plus général du mot, profane signifie alors ce qui n'est pas saint, ce qui n'appartient pas à la sphère du sacré.

L'autre usage, plus remarquable encore, est celui par lequel l'homme religieux désigne comme sacré Dieu lui­ même, - le Tout-Autre, - l'Etre absolu, la Force suprême, que l'on peut concevoir ou expérimenter, par exemple, dans le Logos de Saint-Jean, le Wakonda des Indiens Sioux, le Ciel de l'empereur de Chine, l'Etre-qu'on-ne-peut ­nommer des Hébreux, le Zeus stoïcien de Cléanthe, etc. Malgré le vague du langage, nous pouvons y voir l'ex­périence ineffable d'un Etre que, pour notre usage, nous appelons le Saint ou le Sacré. L'homme religieux, et toute culture du type religieux, se caractérise au minimum par la perception du Sacré immanent dans le firmament, les étoiles, l'eau, les arbres, la végétation, la pierre; dans l'oeuvre d'art; en fait, dans tout ce qui existe. Rudolf Otto caractérisait cette expérience par une réalité ambi­valente : à la fois mystère d'attirance, de fascination (mysterium fascinans) et mystère de crainte (mysterium tremens).

Ce qui me paraît important est que l'homme religieux (homo religiosus) perçoit le monde comme un tout où il lui est possible d'expérimenter, de loin en loin, la frange de ce mystère qui à la fois le fascine et le plonge dans la 

crainte. Je suis persuadé que toute personne authentique­ment religieuse en vient à percevoir avec un respect et un émerveillement grandissants la vie, la substance même du monde qui l'entoure. Il perçoit la texture et la qualité de la pierre, du' bois, des couleurs, des sons et des saveurs; il est rempli de respect pour toutes les formes de la vie; il est accordé aux relations, aux personnes. Et quand il oeuvre en tant qu'artiste (homo faciens), il le fait avec un souci fondamental de la qualité des objets qu'il emploie et des personnes auxquelles s'adressent ses services. II a une préoccupation très intense de la manière dont il vit, dont il participe à la création du monde, et dont il puise aux res­sources de la nature.

Architectes et designers devraient jouer les premiers rôles ici. S'ils ont un peu de vraie sensibilité, et sont un peu aidés par la chance, leur oeuvre nous aidera à expérimenter quelque chose du mystère de Dieu. Pour moi, un véritable artiste est toujours au fond de lui-même un homme religieux, même si le plus souvent il ne pratique guère.

Dans les sociétés primitives, sacré et profane étaient ra­rement séparés. Et la vision d'un Teilhard de Chardin, pour qui l'ensemble de la matière est une sorte de sacrement, reste peut-être particulièrement adaptée à notre temps. Pour lui, rien de profane, ni 

dans le temps, ni dans l'espace. C'est le monde où nous habitons qui, tout entier, est le temple : il est donc inconcevable d'y verser des détritus ou des poisons; d'y développer des bidonvilles. Religieux et artistes sont unis dans cette perspective, et devraient dénoncer ensemble les abus, les terribles gas­pillages que subissent nos ressources naturelles. Disons même qu'ils pourraient faire oeuvre de pionniers dans la découverte et la création d'un monde nouveau, où il ferait bon vivre. En outre, là où il n'y a plus de place pour le profane, aucune tâche n'est trop humble. Tout converge vers la qualité de la vie - depuis le système d'égouts ou de récupération des détritus jusqu'au dessin de l'autel.

Aucune raison non plus, de ce point de vue, de subor­donner les arts serviles aux « beaux-arts ». Cette distinc­tion semble insinuer qu'il existe une intentionnalité plus haute chez le peintre et le sculpteur que chez le maquet­tiste d'un livre d'enfants et l'artisan qui façonne un pot à boire. Dans la même ligne de pensée, je dirais que dans la société moderne tous les aspects de la vie sont si intime­ment liés qu'il n'y a guère de raison de considérer certains types d'activités artistiques comme plus spécifiquement religieux que d'autres. Ou alors vous seriez obligés d'ad­mettre que quelqu'un n'est « religieux » que lorsqu'il est engagé dans certains actes précis - comme d'aller à la messe dominicale.

II y aurait donc, pour commencer, à encourager les artistes (les architectes, les designers) dont l'oeuvre est pétrie de la sensibilité dont nous venons de parler. Car notre monde n'est profane que dans la mesure où nous le rendons tel, ou laissons les autres le rendre tel.

Et la différence fondamentale entre la poterie Pueblo et la boîte à bière est finalement que cette dernière est profane. Elle l'est une première fois parce que celui qui l'a conçue ne s'est pas préoccupé de savoir s'il fera vio­lence au monde où nous vivons, et s'il ne nous refusera pas, à cause de son attitude exclusivement pragmatique, ce petit grain de beauté dont nous avons soif. Elle l'est une seconde fois du côté du public qui ne réalise pas quelle grossièreté incroyable il y a à se procurer et à boire de la bière « en boîte ». Le public a sa bière, le producteur son profit, et voilà tout. Nous ne sentons pas quel intérêt il y aurait pour nous à nous servir d'un beau récipient, capable de « tenir » pendant des siècles. Nous profanons en même temps une boisson qui, dans une so­ciété plus religieuse, aurait peut-être pu prendre valeur de sacremental. Cette profanation s'aggrave encore de ce que, pour des générations, nous serons ceux qui ont jeté des milliers de boîtes à bière dans la nature, démon­trant ainsi que nous la considérons comme une sorte de grand dépotoir.

Quel rapport mettrons-nous donc, alors entre la reli­gion et l'art? Comme n'importe qui, l'homme religieux doit combattre les « profanités » de la vie moderne et tâ­cher d'éduquer les 

il faut qu'ils créent un monde plus habitable, ou du moins qu'ils ne continuent pas à dévaster celui qu'ils héri­tent de nous.

Je crois qu'il n'est pas faux, sur le plan de la théologie, de considérer comme un terrible blasphème les abus que nous commettons en bâtissant partout des maisons en forme de boîtes à cigares, en gaspillant des tonnes et des tonnes de papier pour y mettre des actualités stupides, en élaborant film après film des spectacles de télévision sans contenu, en remplissant nos armoires d'un amon­cellement incroyable d'objets et d'aliments divers - toutes choses qui démontrent à l'envi qu'aujourd'hui tout respire l'excès, le gaspillage, la banalité, la fausseté. Et voilà bien, pourtant, l'«art » de l'homme.

Nous commençons heureusement à comprendre que bien des choses « profanent» la terre où nous marchons. II existe parmi les artistes, les architectes ou les designers, des hommes profondément soucieux des valeurs auxquelles nous nous référons, et ces hommes sont réellement capa­bles de les promouvoir. Dans notre propre communauté, les responsables religieux se préoccupent eux aussi de ces valeurs. Je crois par conséquent que la seule manière qu'il nous reste de changer notre perception du monde et l'action que nous y exerçons est de rééduquer littérale­ment par l'abc des couches de plus en plus larges de notre société.

Je me permettrai, à l'intention des supérieurs de com­munautés, de faire trois suggestions pratiques

l. II faut que votre communauté apprenne à profanités »; qu'elle apprenne à n'acheter que ce qui est bien dessiné et bien exécuté, et à boycotter sans merci tous les genres de pacotille. Un petit groupe permanent de recherche pourrait faire ici besogne utile.

2. II faut examiner si tout ce qui se rapporte à l'église (et dont vous êtes responsables) est réellement ce qu'il doit être : bien conçu et bien exécuté. Cela englobe absolument tout, depuis l'affichage des annonces jusqu'à la construction de nouveaux bâtiments. II s'agit ici de s'entourer d'hommes capables et responsables.

3. II faut encourager les membres les plus qualifiés de la communauté à s'engager activement dans les questions de planning et d'urbanisme, dans tout ce qui affecte la vie de la cité.

Nous examinerons plus longuement ces mesures prati­ques au cours de la discussion, mais ie crois pouvoir conclure cette introduction en insistant sur la nécessité de bien discerner tout ce qui contribue à « profaner » notre vie quotidienne. C'est là, d'abord, que le religieux et l'artiste peuvent conjuguer leurs efforts.

30 septembre 1974.             Roman Verostko

(1) II s'agissait d'un séminaire organisé à Minneapolis à l'occasion de l'inauguration du FINE ARTS PARK, la nouvelle extension du musée de la ville. Roman Verostko est attaché à cette institution à titre permanent. 11 est lui-même artiste-peintre.


*Notes on the occasion for these remarks: These remarks introduced one of the many public sessions marking the completion of new buildings designed by Kenzo Tange for the arts campus in Minneapolis, Minnesota, USA.  Dedicated as the "Fine Arts Park", the campus  included the Minneapolis Institute of Arts, the Children’s Theater Company, and the Minneapolis College of Art and Design. At that time the Minneapolis Society of Fine Arts was the governing board for all three of these institutions. The dedication events were spread over several weeks to accommodate a variety of special interest groups.  Attendees for this session were mostly clergy, architects, designers and others with an interest in art & religion. Roman chaired the panel for this seminar held in the College’s new auditorium.  September 30, 1974.  

                     

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